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L’islamo-gauchisme : un objet politique non identifié

PROPOS SUR L’ISLAMO-GAUCHISME

Il semblerait que l’Islam et la gauche soient une nouvelle fois au centre de l’attention politique et médiatique en France aujourd’hui. En effet très récemment la ministre de l’éducation supérieure Frédérique Vidal a annoncé lors d’une interview face à Jean-Pierre Elkabach que
« L’islamo-gauchisme gangrène la société dans son ensemble, et que l’université n’est pas imperméable, elle fait partie de la société ». Je suis en désaccord avec Frédérique Vidal. Mon avis est sans doute un avis de plus parmi ceux prononcés, mais je vais tenter ici de prouver que ce terme indéfinissable est une tromperie volontaire. Je souhaite précisément entrer dans une logique qui me dépasse afin d’analyser ce qui pousse certains personnages politiques à utiliser cette expression, mais aussi réagir personnellement à une provocation politique qui pourrait me toucher, en tant que personne d’origine étrangère, dont la famille est musulmane, et qui en plus d’être de gauche et aussi issue du monde universitaire. 

Commençons par définir ce terme. « Islamo-gauchisme » est une expression politique. Premièrement il est composé du mot Islam, renvoyant évidemment à la religion musulmane, mais aussi à l’islamisme. Deuxièmement, il est aussi composé du mot gauchisme, qui renvoie à la forme la plus radicale des idéologies de gauche. L’association des deux termes forme un néologisme supposant une « complaisance » entre les milieux de gauche et les milieux islamistes. Notons que ce terme est ambigu, on ne parle pas d’« islamismo-gauchisme », mais bien d’«islamo- gauchisme ». 

À ma grande surprise ce terme ne trouve pas son origine dans les thèses des différents partis de droite ou d’extrême-droite française mais des courants marxistes de la gauche. En effet il faut se tourner vers l’Angleterre, où Chris Harman a écrit en 1994 un livre intitulé Le prophète et le prolétariat. L’auteur est un économiste et sociologue ayant étudié l’histoire des luttes ouvrières et des mouvements révolutionnaires. Il est membre de la direction de la principale organisation de l’extrême-gauche britannique : le parti socialiste des travailleurs. Son livre se base sur une étude rigoureuse de différents partis islamistes en Algérie, en Égypte, au Soudan et en Iran. Il analyse l’essor de ces partis dans un contexte d’échec du nationalisme arabe, de la chute du stalinisme, de la mise en avant de la lutte anti-impérialiste, mais aussi des alliances avec l’État pour écraser la présence des mouvements socialistes dans les universités. Le terme a été importé en France au début des années 2000 pour désigner une convergence entre l’extrême-gauche et l’islam politique. Une sur-analyse en a été faite. Le terme a d’abord été popularisé par l’extrême-droite en quête de dévalorisation de la gauche française. Et ces idées ont été suivies par quasiment tous les autres partis politique de la droite jusqu’au centre gauche de Manuel Valls. 

J’aimerais ensuite me concentrer sur le contexte d’utilisation de cette expression. Étant proche des idées de gauche, on m’a souvent défini comme un « islamo-gauchiste ». Généralement cette invective est souvent utilisée pour clore brutalement le débat qu’on a avec un interlocuteur. Même si une invective n’a aucune valeur dans un débat politique, la question n’est pas de savoir si je suis un islamo-gauchiste ou non, mais de savoir pourquoi des manœuvres politiques d’extrême-droite gangrènent les idées politiques jusqu’au centre-gauche. Je ne peux pas répondre à ce questionnement, mais je peux éventuellement dire que l’émotion suscitée par les attentats islamistes de ces dernières années a fortement influencé certains personnages politiques. L’idée serait peut-être de trouver un ennemi complaisant avec l’islamisme, et cet ennemi serait de gauche. 

Mais qui est l’ennemi ? Qui sont les islamo-gauchistes gangrenant la société ? Voici une question à laquelle personne ne peut répondre. Aucun parti républicain ayant un rôle majeur dans la vie politique française ne se dit complaisant face aux idées islamistes. Je ne nie pas que l’islamisme est dangereux pour la société, mais j’affirme qu’aucun mouvement de grande ampleur ne parvient à « gangrener » les universités et la société pour reprendre les mots de Frédérique Vidal. Prétendre comme l’a fait la ministre de l’enseignement supérieur qu’il y a un danger contaminant la société reviendrait à annoncer un complot très dangereux pour nos concitoyens. L’anthropologue Alain Bertho dit très justement que « Quand l’État fait de l’islamisme la matrice de tous les dangers, on bascule dans la police de la pensée, on organise le déni du réel, on nous enferme dans un récit paranoïaque qui dévaste la politique. ». Ne tombons pas dans le piège du maccarthysme, il est dangereux pour notre démocratie. Il n’y a aucune « chasse aux sorcières » à mener dans nos universités. 

Quel est le lien avec l’université ? Il semblerait que la volonté du gouvernement est d’attaquer les études sociologiques françaises, notamment les personnes travaillant sur le post-colonialisme mais aussi sur le genre ou encore la « race ». Ces études ne sont pas chaleureusement acceptées par le pouvoir en place et par la droite française, car ces travaux questionnent le passé et le présent de la France. Ils n’ont n’ont aucun but politique, mais seulement scientifique. En effet travailler sur des concepts n’est pas du tout les aborder de manière militante dans un but politique. Étudier l’esclavage, étudier le racisme systémique, étudier le genre, questionner le colonialisme, étudier les rapports de domination dans le monde et le rôle qu’y tient la France n’est en rien un positionnement idéologique de la part des universitaires. 

D’ailleurs la conférence des présidents d’université (CPU) donne un avis très virulent contre les propos tenu par la ministre. « L’islamo-gauchisme n’est pas un concept. C’est une pseudo-notion dont on chercherait en vain un commencement de définition scientifique, et qu’il conviendrait de laisser, sinon aux animateurs de Cnews, plus largement à l’extrême-droite qui l’a popularisé. Utiliser leurs mots, c’est faire le lit de traditionnels procureurs prompts à condamner par principe les universitaires et les universités » 

J’aimerais aussi citer l’avis du CNRS autour de ce terme : « “L’islamo-gauchisme“, slogan politique utilisé dans le débat public, ne correspond à aucune réalité scientifique. Le CNRS condamne avec fermeté celles et ceux qui tentent d’en profiter pour remettre en cause la liberté académique (pourtant indispensable à la démarche scientifique et à l’avancée des connaissances) ou cherchant à stigmatiser certaines communautés scientifiques. Le CNRS condamne, en particulier, les tentatives de délégitimation de différents champs de la recherche, comme les études postcoloniales, les études intersectionnelles ou les travaux sur le terme de « race », ou tout autre champ de la connaissance. » 

Pour conclure j’aimerais honnêtement vous faire part de mon incompréhension face aux débats autour de ce terme. J’ai remarqué au cours de mes recherches que des termes comme « judéo-bolchevique » « hitlero-marxiste » ou autres étaient régulièrement usités. On peut dire qu’un ennemi commun a toujours été désigné. Posons-nous les bonnes questions : L’Islam est-il l’ennemi de république française ? Je ne le pense pas. La gauche est-elle l’ennemi de la France ? Je ne le pense pas. L’université est-elle anti-républicaine ? Absolument pas. 

D’autres questionnements plus pragmatiques s’engagent. Est-ce que le pouvoir en place joue sur le terrain de l’extrême droite, en absorbant le discours d’extrême-droite, pour se maintenir dans une position dominante ? Est-ce que l’extrême-droite a gagné la bataille des idées ? Je ne saurais répondre à ces questions, mais je peux dire que c’est un enjeu démocratique de ne pas céder aux idées d’extrême-droite. 

J’aimerais finir avec une citation de Pinar Selek qui fut emprisonnée deux ans et demi en Turquie pour avoir refusé de donner les noms des militants kurdes qu’elle étudiait en tant que chercheuse en sociologie : « Frédérique Vidal, depuis vos dernières déclarations sur « l’islamo- gauchisme », je suis dans un cauchemar terrible. Votre discours réveille tout ce que j’ai vécu et tout ce que mes collègues en Turquie sont en train de vivre ». 

Ahmet Polat pour Jeunesses de France, le 2 mars 2021.

https://politoscope.org/2021/02/islamogauchisme-le-piege-de-lalt-right-se-referme-sur-la- macronie/ 

https://www.lejdd.fr/Societe/enquete-sur-lislamo-gauchisme-dans-la-recherche-limpossible- decolonisation-de-luniversite-4025876 

https://www.marxists.org/francais/harman/1994/00/prophet.htm

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