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L’absurde de Camus ou la philosophie d’un révolté passionné

PROPOS SUR LA LITTÉRATURE

À l’heure même où un virus inconnu s’incruste dans le monde entier questionnant la soi-disant invulnérabilité de l’Homme, le décès d’Albert Camus fête ses 60 ans. La résonance est étonnante entre la réalité qui nous oblige à être confinés et cette oeuvre magistrale qui reprend, elle aussi, le drame d’une maladie mettant l’Homme moderne à genoux. Ecrivain, philosophe et dramaturge au style télégraphique et cassant, Albert Camus laisse une trace éclatante avec la philosophie de l’absurde. Ses oeuvres souvent sèches par leur ton tranchant, sont le souvenir de la pensée intemporelle de cet écrivain désarmé par la vacuité de l’existence. 

Né d’une mère illettrée et d’un père mort à la guerre quelques années plus tard, l’oeuvre de Camus semble être une sorte d’exutoire pour combler le silence et l’abnégation de son enfance, peu enviable car misérable. Mais l’incontestable appui de son oncle Gustave, franc-maçon et voltairien, lui permettra, grâce à une éducation littéraire excellente, de cultiver son goût pour la littérature. Louis Germain, son instituteur, confiant dans les talents dont le jeune Albert fait déjà preuve, l’encouragera lui aussi à poursuivre ses études en Algérie. Malgré sa tuberculose qui lui rappelle sa condition de mortel, Camus ne manque pas de s’engager en politique auprès des communistes pour, quelques années plus tard, entrer dans la résistance et écrire pour le journal Combat. Son oeuvre magistrale suit un cycle ternaire : l’absurde, la révolte, l’amour, dont La Peste publié en 1947 marquant le début de son succès.  Malheureusement, trois années après que Camus ne reçoive son prix Nobel de littérature, un grave accident de voiture met fin à ses jours le 4 janvier 1960. 

Si Camus s’est fortement inspiré de l’existentialisme de Jean-Paul Sartre, il n’en demeure pas moins qu’il a réussi à transformer sa douleur existentielle en une philosophie cohérente : l’absurde. Dérangé par la vacuité de l’existence, la confusion profonde qu’il entretient quant au sens de la vie, lui permettra de produire un pensée profonde qui émeut les foules car elle pose un dilemme avec lequel chacun se bat. Son engagement l’a poussé à s’approprier des faits d’actualité dont la complexité lui permettait de développer une pensée nuancée qui, cependant, lui vaudra des critiques notamment du fait de son absence de parti pris concernant l’indépendance de l’Algérie. Six décennies après sa mort, il laisse un héritage inchangé, enthousiasmant les mouvements de lutte pour la liberté, des Printemps arabes d’il y a 10 ans aux manifestations prodémocratie actuelles à Hong Kong.

Le cycle de l’absurde est cadencé par L’étranger, le mythe de Sisyphe, Caligula ou encore Le Malentendu. Cette section présente la césure entre le désir de transcendance de l’homme et par opposition, sa condition de mortel qui rend son existence absurde et sans appel. A l’homme avide d’explication et d’espoir, répondent le silence du monde et son impertinence. A l’instar d’Eugène Ionesco et de Samuel Beckett, le mythe de Sisyphe de 1942 pose devant nos yeux « le héros absurde » par excellence. Symbole de  notre condition humaine, ce révolté puni par les dieux au fameux châtiment éternel du rocher est connu de tous. C’est sans doute Camus qui l’a fait rejaillir et revivre dans l’esprit de tous les lecteurs. Pourtant « oublié des mémoires » selon Jean Grenier, nul doute que son élève et ami a eu l’excellence de lui redonner la prestance qu’il mérite dans le panthéon contemporain de la mythologie grecque.

Le spectacle dramatique de l’Histoire et de ses perversions éveille ainsi à la révolte. En 1947, Camus publie La peste, premier roman de la trilogie sur la révolte, accompagné de Caligula, Les Justes, L’Etat de siège et L’Homme révolté. Cet ouvrage, qui n’est pas sans faire écho à l’actualité, dépeint les comportements de l’Homme face au mal. En réalité, l’épidémie de peste qui ravage la ville d’Oran, n’est rien d’autre que l’allégorie de l’occupation nazie. « Imaginer grâce au réel » tel est le leitmotiv de Camus pour comparer la situation vécue par les français avec cette maladie et ainsi synthétiser les réactions humaines : énervement, résignation, fuite, abandon, peur, souffrance… C’est essentiellement le Docteur Rieux qui donne au récit une allure « stable » puisqu’il est l’un des rares personnages, à prendre acte de la réalité sans abdiquer, et entreprend de soulager les malades car « quand on voit la misère et la douleur qu’elle apporte, il faut être fou, aveugle ou lâche pour se résigner à la peste. » Cette narration dramatique, poussée jusqu’au scandale de la mort des enfants innocents (notamment le fils du juge Othon), font de ce livre le répertoire du sentiment humain, souvent mis au jour par la souffrance. Le récit se clôt par un rappel au combat : «Et pour dire simplement ce qu’on apprend au milieu des fléaux, qu’il y a dans les hommes plus de choses à admirer qu’il y a de choses à mépriser ». 

En 1951, paraît L’Homme révolté, ouvrage dans lequel Camus aborde la révolte collective : « Je me révolte donc nous sommes ». Affranchi de sa solitude, l’Homme révolté peut désormais se soulever contre ceux qui l’asservissent autour d’une révolte légitime, effigie de la liberté et de l’espoir. Ainsi, la seule voie par laquelle l’Homme peut reconquérir fraternité et amour est la révolte collective. Malgré un monde insensé et vide, l’homme doit pouvoir s’en extraire par l’alliance des appels à la révolte. Pourtant, La Chute de 1956, marque une rupture puisque le récit de Jean-baptiste Clamens n’est rien d’autre que celui d’un homme narcissique rongé par la culpabilité et où la déchéance mélangée à la lucidité du personnage, crée une atmosphère de cynisme caressant. Cet ouvrage sera le dernier publié du vivant de Camus. 

Le dernier cycle devait, en effet, concerner l’amour de la vie et celui pour ses parents.  Le Premier Homme est son ouvrage posthume inachevé mais nous pouvons d’ores et déjà entrevoir cet amour des hommes que Camus n’a jamais considéré à part de l’amour du monde.

« Ce qui me semble caractériser le mieux cette époque, c’est la séparation. Tous furent séparés du reste du monde, de ceux qu’ils aimaient ou de leurs habitudes. Et dans cette retraite ils furent forcés, ceux qui le pouvaient, à méditer, les autres à vivre une vie d’animal traqué. En somme, il n’y avait pas de milieu. » Carnets II. L’élan de justice et de liberté qui transcende son oeuvre font de lui un intellectuel intemporel alliant souvent une frappante résonance avec l’actualité. Grande conscience morale du XXème siècle, c’est sans doute sa révolte passionnée qui ne cessera jamais de rythmer ses écrits, appelant tous à ne jamais céder à l’absence de sens, à la résignation mais encourageant plutôt, à cultiver le combat, le combat d’une vie, d’une conscience qui cherche son appartenance à un monde déraisonnable. Son humanisme lucide et juste, sa richesse réflexive et morale ne cessent de confirmer « [qu’il n’y ait] pas d’amour de vivre sans désespoir de vivre ».

Louise VERNE pour Jeunesses de France, le 26 avril 2020.

http://salon-litteraire.linternaute.com/fr/albert-camus/content/1811029-albert-camus-biographie

https://www.herodote.net/almanach-ID-3030.php

https://www.france24.com/fr/20200104-albert-camus-soixante-ans-après-sa-mort-son-oeuvre-fait-toujours-écho-à-travers-le-monde

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